top of page
nnbis.jpg

Là où le paysage devient rituel

Et si les anciens sites mégalithiques n’étaient pas uniquement, voire pas du tout initialement, des tombes ? Avant d’envisager qu’ils pourraient servir à enterrer les morts, imagine ces pierres érigées comme des portails vers le ciel, des scènes de cérémonies, des signes visibles dans le paysage collectif. Les fouilles et les études modernes nous disent que, parfois, seuls nos regards (influencés par des « traditions » archéologiques) ont fait de ces monuments des sépultures. En réalité, certains semblent avoir été construits comme lieux de rassemblement rituel, de repères spatiaux ou symboliques, puis transformés ou réinterprétés par la suite.


Parmi ces monuments mégalithiques qui ne montrent aucun signe d’un usage funéraire initial, j’ai envie de vous parler du complexe de Maen Llia. Perchée sur un plateau des Brecon Beacons (Pays de Galles), la pierre levée Maen Llia mesure près de 3,7 m de hauteur et est daté du Bronze final ou du Néolithique tardif. Mais ce n’est pas uniquement cette pierre levée en elle-même qui fascine, mais l’ensemble du complexe (certainement) rituel dont elle fait partie : un double henge recouvert de bruyère à 240 m au sud-ouest, un alignement de pierres à 60 m au sud, et un cairn circulaire à 300 m au sud-est (il existe d’autres formations plus mineures), le tout formant une configuration géométrique remarquable dans le paysage.


Ce complexe, unique dans sa disposition, semble avoir été tracé avec précision sur la lande, comme si ses concepteurs avaient voulu inscrire dans le paysage des repères familiers et porteurs de sens. Les relevés archéologiques et les observations modernes montrent que lors de l’équinoxe de printemps l’ombre projetée par Maen Llia atteint directement la rivière Afon Llia, située en contrebas. De plus, lors du lunistice, le lever de lune s’aligne parfaitement avec Maen Llia et avec un alignement de pierres qui s’en détache, évoquant un usage rituel étroitement lié aux cycles célestes. Cela suggère une conception savante, où les premiers bâtisseurs ont lié pierre, paysage et ciel pour marquer des moments calendaires ou cosmiques précis. Rien de funéraire dans cette disposition ; au contraire, c’est un lieu de dialogue avec le ciel, de repère saisonnier ou rituel, possiblement réservé à quelques initiés.


Pourtant, on parle souvent des mégalithes (dolmens, allées couvertes, cairns, henges, cercles de pierres…) comme des « tombes », par défaut. La fouille archéologique montre une histoire plus complexe : certains monuments ont été conçus d’emblée pour recevoir des morts (sépultures collectives néolithiques), d’autres semblent d’abord avoir servi de lieux rituels, politiques, astronomiques ou de rassemblement, avant d’être investis par des inhumations plus tardives. Autrement dit : il existe des monuments non funéraires au départ qui deviennent funéraires, et d’autres qui changent de manière de faire la mort (du collectif à l’individuel), au gré des cultures.


La culture campaniforme (Bell Beaker en anglais), active entre 2500 et 2000 BCE, se reconnaît à ses inhumations individuelles souvent dotées d’un vase campaniforme, de parures et parfois d’objets en cuivre. Dans plusieurs régions, ces tombes se greffent sur des architectures plus anciennes : on enterre dans, au pied ou à proximité de monuments néolithiques déjà imposants, comme pour s’approprier une mémoire de lieu. En Angleterre, au « Sanctuary » d’Avebury, les fouilles ont mis au jour la tombe d’un adolescent déposée environ deux siècles après la construction du monument, avec un vase campaniforme. C’est un cas clair d’insertion funéraire tardive dans un espace cérémoniel antérieur.


De son côté, Stonehenge a toujours été un lieu funéraire, depuis le Néolithique. Mais lors de la période campaniforme, d’autres sépultures apparaissent :


• l’Amesbury Archer : un homme doté d’un mobilier exceptionnel (or, cuivre, outillage de métallurgiste, flèches) a été découvert à proximité immédiate du site ;

• le Stonehenge Archer a lui été enterré dans le fossé du monument avec son équipement d’archer.


On ne passe donc pas de « non-funéraire » à « funéraire » d’un coup : on voit plutôt des réinvestissements funéraires successifs dans un lieu déjà chargé de pratiques rituelles et mortuaires.


En Bretagne continentale, on documente aussi des contacts campaniformes avec des mégalithes plus anciens. À Arzon (Petit-Mont), des tessons campaniformes ont été identifiés au seuil du site mégalithique, signalant une fréquentation (ou un réemploi) d’un complexe néolithique. À Meslin, La Lande du Gras, une allée couverte, a livré un tesson campaniforme, là encore indice d’un passage Beaker sur une architecture plus ancienne. Ce sont des petits marqueurs, mais ils s’additionnent pour montrer un dialogue régulier entre monuments hérités et pratiques nouvelles.


Pour NewGrange (Boyne Valley, Irlande), vaste tumulus à couloir datant de 3200 BCE, l’orientation solaire de la chambre (lumière au solstice d’hiver) trahit une programmation cosmique d’origine. Des recherches détaillées ont mis en évidence de la céramique campaniforme dans et autour du monument (notamment près des monuments de bois), ce qui soutient l’idée d’une réoccupation plutôt que d’une simple continuité. Ici encore : un lieu néolithique à forte charge symbolique repris des siècles plus tard par des groupes qui lui donnent une place funéraire/rituelle à leur manière.


Si l’on suit ce fil, il devient clair que la réutilisation de sites anciens n’est pas un phénomène isolé. Il n’est d’ailleurs pas non plus exclusif à la culture campaniforme. Bien plus tard, les Anglo-Saxons puis les chrétiens ont eux aussi repris à leur compte ces lieux de pierre, soit pour y installer leurs propres monuments, soit pour y ériger des croix ou bâtir des églises. Ce geste, parfois volontairement symbolique, permettait d’inscrire leur présence dans la continuité – ou dans la rupture – avec ce qui avait précédé. Un ancien cercle de pierres devenait un cimetière paroissial, un tertre pouvait accueillir une chapelle, et des pierres dressées se voyaient gravées de croix pour marquer leur christianisation. Ainsi, l’histoire de ces monuments n’est pas figée : elle est une suite de réappropriations, où chaque époque projette ses propres croyances sur des pierres déjà chargées de mémoire.


En fin de compte, se demander si certains sites mégalithiques étaient à l’origine autre chose que des tombes ou sites funéraires, c’est aussi interroger notre manière d’écrire l’histoire. Les cultures néolithiques ont pu voir dans ces lieux des espaces cérémoniels, astronomiques ou symboliques, avant que d’autres – campaniformes, anglo-saxons, chrétiens – n’y inscrivent leurs propres usages, funéraires ou religieux. Chaque couche d’occupation raconte un nouveau chapitre, mais l’ensemble forme un récit continu, où les pierres servent de lien entre des mondes disparus et nos imaginaires d’aujourd’hui. Et si ces monuments nous parlent encore, c’est peut-être parce qu’ils portent en eux la mémoire de toutes ces vies, croyances et réinventions qui les ont façonnés.


Alors est-ce que ces sites mégalithiques étaient des lieux funéraires dès leur origine ? Ou bien ont-ils été détournés de leur but premier ? Honnêtement je n’ai pas la réponse, mais est-elle seulement importante ? J’aime penser que les chants que renferment ces pierres sont plus intéressants qu’une quelconque finalité, qui de toute façon, nous échappera toujours. Une seule certitude m’habite : ces monuments mégalithiques sont des seuils, des ponts. Des éclats de liminalité incarnés dans la roche qui permettent de relier le monde des vivants, à celui des défunts ; le monde des humains, à ceux des esprits, la voûte céleste, aux profondeurs de la terre.

Commentaires


bottom of page